L’ESPOIR ANÉANTI
« Dans son désespoir, Majnûn se frappait la tête à l’instar d’un platane. Et chacun le plaignait, les yeux baignés de larmes tandis que lui jetait de la terre sur son front. Chacun en le voyant, avait le cœur brisé tandis qu’il lacérait sa poitrine oppressée. » Chapitre 28
LE REFUGE
« Alors, il se coupa du monde des humains, si inhumain et tourna son regard vers les bêtes sauvages. Comme il avait lavé son cœur de toute idée du mal et de toute rancœur, aucun des animaux ne lui voulait du mal. Avec lui, ils allaient, paisibles, comme domptés, partageant avec lui un cercle d’intimité. » Chapitre 39
LES FURTIVES RETROUVAILLES DANS LE DÉSERT
« Et ils se dirent entre eux leurs plus anciens secrets. Et ils percèrent ensemble les perles du dicible. » Chapitre 49
LA MORT DE MAJNÛN
« Au creux d’un lit de terre Majnûn semblait dormir dans cette douce étreinte. Et dormait, en effet, du sommeil de la mort. Il avait rendu l’âme à force de brûler dans la séparation. » Chapitre 51
LE DÉSESPOIR DE LEYLI
« Leyli ayant appris que Majnûn était mort, Elle resta gisante, dans ses larmes de sang et marquée en plein cœur du fer brûlant du deuil, semblable à la tulipe.[…] Cette lune brillante perdit tout son éclat et rose à peine éclose, son être se flétrit. »
LE JARDIN DES ÂMES AMOUREUSES
« Ils déposèrent le corps de Leyli dans l’écrin de la terre, comme on pose une perle. Ainsi, les deux amants, comme deux purs joyaux pouvaient dormir ensemble dans le lit du tombeau. Et cet espace clos qui accueillait leurs corps d’amants morts pour l’Amour devint pour tous les temps jardin où se recueillent les âmes amoureuses de tous les horizons. » Chapitre 55
Une œuvre millénaire aux diverses interprétations
En littérature arabe, l’histoire de Leyli et Majnûn existe par bribes éparses, anecdotes plus ou moins légendaires transmises par la tradition orale. Elle est fixée au xe siècle par un auteur arabe, Abûl-Faraj al-Isfahânî, dans son Livre des chants, et reprise ensuite par de nombreux poètes persans et indien, bien avant Jâmi (1414-1492). Majnûn devient au fil des siècles et dans l’imaginaire de nombreux auteurs l’archétype de l’amant pur, passant du désespoir à la transcendance.
Au XIIe siècle, le poète Nezâmi (1141-1209) raconte pour la première fois en persan la légende de Leyli et Majnûn. Il s’éloigne du mythe initial et invente une enfance aux deux protagonistes, notamment avec un épisode célèbre par sa fortune iconographique : la rencontre à l’école. Sous sa plume, Leyli devient un personnage à part entière et prend de l’ampleur. Amoureuse elle aussi, elle défie son père, prend la parole, écrit des poèmes, résiste comme elle peut aux interdits et aux obligations qu’on lui impose.
Amir Khosrow Dehlavi (1253-1325), surnommé le « perroquet de l’Inde », s’inscrit lui aussi dans cet héritage arabe et propose à son tour une transposition persane de la légende, qu’il colore d’éléments tirés de la culture indienne. Jâmi suit les traces de ces grands maîtres et propose en 1484 une interprétation, toujours en persan, mais plus proche de la version arabe du Xe siècle. Leili Anvar l’explique dans sa préface : « Fort de sa profonde connaissance des sources arabes, animé d’un incontestable génie narratif, Jâmi reconstitue en langue persane à la fois l’univers de la lyrique arabe et une poétique du désert. Il met l’accent sur l’errance de Majnûn, nous restitue la dynamique de l’univers nomade, le mouvement perpétuel des campements qui impose d’incessants voyages et provoque des ruptures tragiques. »
Chez Jâmi, la réécriture poétique du mythe de Leyli et Majnûn prend des accents mystiques. « Les aventures de Majnûn illustrent à ses yeux le parcours de l’âme perdue dans le désert du monde à la recherche de la théophanie, et la figure de Leyli témoigne de ce que la beauté de Dieu peut – doit ? – se contempler dans une forme humaine. Il conçoit la forme narrative comme un réceptacle idéal où se déploie sa conception de l’amour intimement mêlée à sa vision de la beauté comme chemin d’accès à la vérité. […] Sous la plume de Jâmi, les paysages deviennent des entités poétiques vivantes de même que les personnages, les animaux sauvages ou domestiques, les plantes, les astres, les montagnes, jusqu’à la Ka‘ba elle-même, se transmuent en métaphores de l’âme et de ses états. Les épisodes qu’il invente ou développe tirent leur force et leur profondeur de cette façon si singulière qu’il a d’habiter poétiquement le monde et de transformer la poésie en expérience vécue », souligne Leili Anvar dans sa préface. Ainsi, avec Jâmi, Majnûn nous conduit sur les chemins de l’amour et de la vie.